Sylvie Tissot, sociologue et professeure au département de sciences politiques de l’Université Vincennes-Saint Denis Paris, fait partie du comité d'expert-e-s associé-e-s à la plateforme. Militante et féministe, elle propose une analyse éclairante et argumentée ainsi que des leviers d'actions pour lutter contre le racisme.
Le racisme ordinaire est une notion plus complexe à appréhender que le racisme "primaire". Pouvez-vous le définir?
L’intérêt de la notion est de penser, sous la catégorie de « racisme », des propos ou des actes qui sont souvent perçus comme normaux, banals, ou alors comme relevant de l’humour. Certes ce racisme peut être largement inconscient (comme c’est le cas généralement chez les racistes, qui sont rares à se revendiquer comme tels). Néanmoins renvoyer sans cesse son interlocuteur ou interlocutrice à un groupe racialisé en lui rappelant ses « origines » ; caractériser ce groupe (« les Noirs », « les Arabes », « les Musulmans »), de façon univoque, négativement la plupart du temps, ou si c’est positivement de façon folklorique (pensons aux remarques sur la nourriture, les vêtements, la musique etc). Tout cela traduit des manières de voir ou des raisonnements racistes.
Le parallèle avec le sexisme est frappant de ce point de vue. Les femmes aussi sont sans cesse confrontées à des « blagues », ou des remarques qui essentialisent leur identité, comme si elles étaient éternellement et uniquement liées à leur identité de femme : elles ne savent pas conduire, elles sont colériques et irrationnelles, constamment préoccupées de leur apparence etc. Et cela se dit souvent à travers des remarques faites « en passant ».
Parler de « racisme ordinaire », c’est aussi donner des armes. Car il n’est pas facile de réagir aux clichés, aux petites remarques dévalorisantes, aux « blagues » lourdes, sous peine de voir son interlocuteur s’indigner (« tu vois le mal partout !»), nier (« mais comment tu peux m’accuser de racisme, moi ! »), et au final se moquer (« tu n’as pas d’humour… »). Face à ces formes de dénégation, il est important de faire le lien entre les paroles entendues et le racisme comme système idéologique.
C’est tout l’intérêt d’une notion, le racisme ordinaire, qui dit précisément que le racisme n’est pas seulement « extraordinaire » : ce n’est pas seulement le lynchage des Noirs, la haine des arabes, la négation de la Shoah. Il y a un continuum entre tout cela, qui est extrêmement grave, et des attitudes, des paroles, voire des faits (une moue, un regard), qu’il faut prendre au sérieux. D’abord parce que, aussi anodin que cela puisse paraître, c’est ce que génère concrètement l’idéologie raciste. Et ensuite parce que cet « ordinaire » n’est pas sans effet sur les personnes racisées ; il produit de la violence et de l’exclusion, ou encore de la haine de soi.
Il importe toutefois de préciser le sens du mot « ordinaire ». En effet le racisme ordinaire ne se rencontre pas seulement dans la rue, au boulot, dans les bistrots. A ce racisme « d’en bas » s’ajoute un racisme « d’en haut ». Celui-ci ne vient pas des collègues, des piliers de bars, des videurs de boîtes de nuit ou des passants ; on le retrouve dans la bouche de journalistes, d’intellectuels, d’humoristes de télé ou encore de responsables politiques. Il n’en est pas moins violent et pas moins quotidien.
Quels sont selon vous les leviers d'actions prioritaires pour lutter contre le racisme ?
Je vais me contenter de trois pistes, mais il y aurait beaucoup d’autres choses à dire. Pour enchaîner sur la réponse précédente, il me semble qu’il devrait y avoir une instance de contrôle plus efficace que ne l’est le CSA actuel pour ce qui concerne l’expression du racisme (et du sexisme) dans les médias. Les médias ont une responsabilité immense dans la construction de l’islam comme nouveau danger dans les dix dernières années. On ne compte plus, en effet, les reportages et les articles présentant les musulmans et les musulmanes comme des populations arriérées, dangereuses, fanatiques.
En tant que sociologue, je plaiderais aussi pour que davantage de recherches sur le sujet soit financées : sur la question du racisme, sur sa production sociale, politique et idéologique ainsi que sur sa diffusion. Un champ plus légitime commence à émerger autour des questions de discriminations, et ce n’est pas sans effets politiques. Pensons par exemple aux débats qui existent actuellement autour du terme d’« islamophobie ». Ce terme est très contesté, pas seulement par des hommes politiques comme Manuel Valls mais encore au sein du mouvement antiraciste (comme la Ligue des droits humains) ; il correspond toutefois, pour de nombreux-ses intéressé-e-s, à quelque chose d’évident et la production scientifique peut contribuer à donner une légitimité au terme.
Un des obstacles importants aujourd’hui à la lutte contre les discriminations réside aussi dans l’attitude de la gauche : il faut absolument que la gauche française cesse de hiérarchiser les questions dites sociales (liées aux inégalités socio-économiques) et les questions dites sociétales que seraient les questions de racisme, de sexisme, d’’homophobie etc. Cette distinction est d’abord une fausse division : ne pas trouver du travail parce qu’on est noir est un problème économique. C’est aussi une manière de hiérarchiser les causes, qui est insupportable pour ceux et celles qui subissent ces formes de violence, et qui d’ailleurs contribue, depuis des années, à les éloigner des formations de gauche.
Comment analysez-vous ce que l'on appelle le racisme "anti-blanc"?
La réfutation du terme a été faite. Je renvoie ici à toutes les analyses qui ont pointé le retournement idéologique extrêmement grave qu’implique la notion de « racisme anti-blanc ». Pour ma part, j’analyse l’usage récent du terme (et non ce prétendu phénomène) comme un symptôme grave des dérives du mouvement anti-raciste français. Rappelons que ce terme a été validé par les instances nationales du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples)!
Quel sens donnez-vous à votre engagement au sein de la plate-forme #racisme ordinaire ?
Il est limité car en tant que blanche, je ne subis pas le racisme et n’en ai pas la connaissance, à la fois intime et lucide, de ceux et celles qui en font l’expérience au quotidien. Selon moi le récit de ces expériences est fondamental. Comme en général pour les engagements anti-racistes que j’ai pu avoir, je vois cet engagement comme un rôle de soutien. Parallèlement, il peut consister à relayer les analyses de discours que nous proposons dans le cadre du collectif (du site) que je co-anime « Les mots sont importants ».