Comment définir le racisme ordinaire?
Quand on parle du racisme, on a tendance à penser aux formes les plus extrêmes. Par exemple, quand la ministre Christiane Taubira se fait insulter et qu’il y a des cris de guenons et des peaux de bananes. Le problème, c’est que le racisme ne s’arrête pas là. Si c’était seulement le fait de quelques-uns dans la société, les effets seraient bien moindres. En réalité, c’est structurel. Par exemple, quand on pose la question « d’où viens-tu », cela veut dire que l’on présume que venir de l’étranger et avoir une couleur de peau différente, c’est un peu la même chose. Donc, quand on n’est pas blanc, on n’est pas vraiment français !
Un exemple remarquable date de 2007, peu après l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République. Il était aux Etats-Unis, entouré de Rama Yade et de Rachida Dati. Et il disait que les Etats-Unis, c’est un modèle, parce qu’ils ont des secrétaires d’Etat d’origine étrangère depuis des années. Il voulait entrer dans une sorte d’émulation avec les Etats-Unis : il trouvait que c’était formidable d’avoir cette ouverture sur la diversité. Le problème, c’est qu’à l’époque, la secrétaire d’Etat aux Etats-Unis, c’était Condoleeza Rice. Or elle ne vient pas de l’étranger ; c’est juste qu’elle est noire ! Donc pour Nicolas Sarkozy, noir et étranger, c’est un peu pareil. Mais le problème, ce n’est pas simplement Nicolas Sarkozy ; c’est que personne n’a sursauté en France. On n’a pas vu des titres de journaux sur la gaffe de Nicolas Sarkozy. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’au fond, pour tout le monde, c’est un peu la même chose.
On est passé d’un monde où la question était celle de l’immigration à un autre monde. En effet, quand on parle des deuxième, troisième, quatrième générations, qu’est-ce qu’on dit ? Qu’un immigré, ce n’est plus seulement celui qui vient d’arriver, c’est celui qui a une « origine ». Par opposition à quelqu’un qui n’aurait pas d’origine, et donc qui serait « de souche ». Autrement dit, on a l’impression qu’on est toujours en train de parler d’immigration, alors qu’en fait on est en train de parler de race. Voilà ce qui est en train de se passer dans la société française : on trouve normal de parler d’une partie des Français comme s’ils ne l’étaient pas. C’est ça, le racisme ordinaire.
Est-ce que notre République universaliste est dans un déni de la question raciale ?
Officiellement, les races n’existent pas, mais il y a des pratiques qui finissent par produire de la race. Comment produit-on de la race ? Pas besoin de biologie, pas besoin que les gens aient une couleur de peau différente. Il suffit de regarder par exemple ce qui se joue autour de l’Islam. Qu’est-ce qu’on nous dit ? L’islamophobie, cela n’a rien à voir avec la race, c’est juste une question de religion. Mais on sait bien avec l’histoire, et l’expérience de l’antisémitisme, qu’il peut y avoir des glissements de la religion à la race. On nous explique que le problème de l’islam, c’est qu’il s’agit d’une culture différente : à la différence de « nous », « eux » ne sauraient pas bien traiter leurs femmes, voire leurs homosexuels. « Nous », bien sûr, nous serions du côté de l’égalité, l’égalité entre les hommes et les femmes, voire l’égalité entre les sexualités.
Pourtant, qu’est-ce qu’on a vu récemment avec la Manif pour tous ? C’est que les gens des beaux quartiers n’étaient pas forcément favorables à l’égalité entre les sexes ni entre les sexualités. Pourtant, on ne fait pas le rapprochement avec les jeunes des banlieues, ni avec les musulmans. On considère que ce sont deux planètes séparées. Pourquoi ? Parce que les gens des beaux quartiers ils sont plutôt blancs. Alors, est-ce qu’on va dire que les musulmans ne sont pas blancs ? Ça dépend, selon qu’on prend comme définition la couleur de la peau, ou les rapports de pouvoir. Dans les rapports de pouvoir aujourd’hui en France, les musulmans ne sont pas blancs, non pas à cause de leur couleur de peau, mais tout simplement parce qu’ils sont du côté des « autres ».
On pourrait prendre l’exemple d’une tribune de Nicolas Sarkozy sur l’Islam, quand il oppose « ceux qui arrivent » et « ceux qui accueillent ». Cela impliquait que les musulmans, ils arrivent. Et s’ils arrivent, c’est qu’ils viennent d’ailleurs. Et s’ils viennent d’ailleurs, c’est qu’ils ne sont pas français. Donc l’Islam est une religion qui nous est étrangère. Ici on aurait pu penser que l’on parle de religion, mais en fait on racialise cette religion. Et je crois que c’est ce qu’il peut se passer pour beaucoup de minorités en France.
C’est par exemple ce que l’on voit pour les Roms. On pourrait se dire : manifestement, ils sont européens. Mais on ne les traite pas comme des Européens. On leur crée des conditions de vie épouvantables, on les traite de manière inhumaine. Comment peut-on traiter des gens de manière inhumaine, d’autres êtres humains, tout en se revendiquant très humains ? Il faut bien qu’ils soient d’une autre race. On a besoin des races pour justifier le fait de traiter des êtres humains différemment – avec inhumanité.
Cela justifie un rapport de domination ?
Je crois qu’on ne peut pas réduire la question du racisme à un simple problème de préjugés. Souvent, on croit qu’il suffirait d’éduquer mieux les gens, en leur expliquant que les « autres » sont aussi des êtres humains. C’est sympathique, mais je ne suis pas sûr que ça suffise à changer la réalité. Le racisme, ce ne sont pas des questions d’ignorance ou de méconnaissance, mais de rapports de pouvoir. Qu’est-ce que c’est que la race ? C’est ce qui justifie de traiter de manière inhumaine des êtres humains tout en continuant à se sentir humain. A partir de là, on constate que l’enjeu premier, ce sont les politiques, et non les représentations.
Le racisme n’est pas le point de départ de politiques racistes, c’est l’inverse. Il y a des politiques raciales qui produisent de la race, et que vient justifier le racisme. Donc comment on peut changer les choses ? Pas (seulement) en éduquant, mais (aussi) en changeant les rapports de force, soit en combattant les politiques qui ont pour effet de durcir, de cristalliser, de rigidifier les différences. Car, une fois encore, ce sont les politiques qui produisent de la race : celle-ci ne vient pas du corps, ce n’est pas l’émanation de propriétés physiques, c’est la conséquence des actions politiques.
Quel regard portez-vous sur le France, par rapport aux Etats-Unis ?
En France, nous avons vécu avec l’illusion que l’universalisme républicain nous protégeait du racisme. On continue d’ailleurs très souvent d’y croire. Par exemple, quand les parlementaires suppriment du droit le mot race, ils ont l’impression de faire avancer la cause anti-raciste. Autrement dit, en n’en parlant pas, on effacerait la réalité des discriminations raciales. Je crois que c’est tout le contraire. Le problème n’est pas la reconnaissance des races bien entendu, ce qui n’a pas de sens, mais la reconnaissance des pratiques sociales et des politiques publiques qui créent des différences. Le problème n’est pas de savoir si les noirs sont différents des blancs, ou si les musulmans sont différents des catholiques. Le problème, c’est qu’à force de traiter les gens différemment, on est en train de créer des groupes séparés qui finissent par avoir des identités distinctes. La question des identités n’est pas première, elle est seconde. Ce n’est pas la cause, mais la conséquence.
La France d’aujourd’hui est prise dans une sorte de contradiction. D’un côté, personne ne se veut raciste, ou presque ; d’un autre côté, on s’aperçoit qu’il y a des discriminations systémiques ou structurelles, qu’il y a une ségrégation raciale qui est sociale, spatiale, scolaire. C’est dans cet écart entre les intentions proclamées et les pratiques réelles que se développe une énorme colère, avec le sentiment d’être floués pour toutes celles et tous ceux qui se disent : « on me promet l’égalité, et la réalité, c’est qu’on ne me traite pas pareil. » Lorsque ces personnes tentent de retourner les choses en s’appropriant le discours racial, pour parler en tant que noires par exemple, ou en tant que musulmanes, on leur dit : « vous êtes racistes ! ». Ainsi, le paradoxe, c’est que nous vivons dans une société qui finit par traiter de racistes les victimes qui protestent contre le racisme.
Comment agir pour l’égalité ?
Il me semble important de reconnaître qu’il n’y a pas seulement des propos racistes et des actes racistes, mais qu’il y a aussi des discriminations au quotidien. Donc, n’attendons pas quelques dérapages d’extrême droite pour nous inquiéter de la racialisation de la société française. Les discriminations sont présentes dans notre expérience quotidienne. Par exemple, on s’attend à ce que les agents de sécurité soient d’une certaine couleur – en l’occurrence, noirs. On s’attend à ce que les femmes de ménage ne soient pas blanches non plus. En revanche, on s’attend à ce que les chefs d’entreprises soient blancs. On s’attend à ce que les responsables politiques soient blancs. Si on veut changer cela, il faut d’abord reconnaître qu’il y a bien une discrimination systémique : c’est inscrit dans le système social, et pour le changer, il faut mettre en place des politiques.
Or aujourd’hui, je ne vois aucune politique : je vois bien qu’on dénonce le racisme, et qu’on supprime le mot race, mais par exemple François Hollande a renoncé à l’idée de récépissés pour les contrôles policiers. C’était une manière simple de vérifier les accusations récurrentes de discrimination, et surtout d’inciter la police à y prêter attention. Mais on a préféré ne pas offenser les syndicats policiers, c’est-à-dire qu’on a préféré offenser ceux qui étaient victimes de discriminations. C’est un choix politique. Il me semble donc que reconnaître les discriminations, c’est la première étape. La deuxième, c’est d’avoir des politiques antidiscriminatoires. La troisième, c’est d’avoir des politiques de discrimination positive, ou de traitement préférentiel, peu importe le terme, c’est-à-dire une action positive qui vise à corriger l’effet des discriminations. En France, on récuse ce genre de politique, mais on met en place la parité en politique. Or la parité est une expérimentation de la discrimination positive à l’échelle nationale.
La question qui se pose aujourd’hui, c’est : qu’est-ce qu’on trouve plus grave ? Est-ce qu’on est plus inquiet des discriminations, avec les risques pour la société française que cela entraîne, ou bien est-ce qu’on redoute davantage d’engager des politiques pour lutter contre ces discriminations en raison de leurs effets pervers ? Il y a un choix politique à faire. Bien sûr que la discrimination positive peut avoir des effets pervers, comme toute politique, mais il ne faudrait pas oublier qu’il y a aussi des effets pervers à l’absence de politique. Pourtant, actuellement, rares sont les politiques à juger qu’il est moins grave d’avoir des discriminations systémiques dans la société française que de prendre le risque de mesures pour lutter contre ces discriminations.
Un des enjeux très importants pour moi, c’est de montrer que la racialisation de la société française, ça n’est pas seulement le problème des autres. On a tendance à penser que quand on parle de race, de racisme, de discrimination raciale, on ne parle pas des blancs : il s’agirait seulement d’« eux » et pas de « nous ». Or, il est important qu’on prenne conscience du fait que la racialisation de la société, ce n'est pas seulement la racialisation des non-blancs. A partir du moment où il y a des non-blancs, il y a des blancs. La racialisation de la société aujourd’hui en France, il me semble décisif de montrer qu’elle retombe sur la tête de tout le monde. Bien sûr inégalement. C’est un privilège d’être blanc.
Simplement vivre dans une société où l’on devient blanc, c’est-à-dire où l’on est de plus en plus identifié racialement, ça a un coût. C’est un coût qu’on connaît bien dans les sociétés organisées racialement comme les Etats-Unis ou comme l’Afrique du Sud, surtout hier mais encore aujourd’hui, et bien d’autres. Sommes-nous prêts à payer le prix de notre aveuglement aux discriminations raciales, c’est-à-dire le prix de devenir blancs ? C’est cela que j’aimerais mettre en avant : il est important de savoir que la racialisation, ce n’est pas seulement pour les autres, c’est pour tout le monde.