Dossier

L’homosexualité dans le monde du travail

Moins souvent promus, moins bien payés, plus discrets sur leur vie privée : dans le monde professionnel, les salariés homosexuels  se heurtent au maintien des stéréotypes et des inégalités de traitement. Malgré le volontarisme d'une poignée de grandes entreprises, la lutte contre la discrimination anti-gays butte encore sur un obstacle de taille : l'invisibilité.

Lundi matin 10h. Devant des dizaines de milliers de machines à café, des grappes de collègues partagent leurs anecdotes du week-end. « Comme beaucoup d'homosexuels en entreprise je redoutais ce moment, confie Jean-Marie Boutin cadre au sein de la société de conseil Accenture, celui où l'on s'invente une vie pour ne pas avoir à se dévoiler » développe ce salarié devenu, en juin 2013, le premier responsable chargé de la diversité  LGBT de la branche française de son entreprise qui emploie 3000 personnes.«  Les stéréotypes ont la peau dure dans le monde du travail, et ils peuvent avoir des effets très néfastes sur une carrière », dénonce Philippe Orillac, le président de la fédération d'associations homosexuelles l'Autre Cercle . « C'est pourquoi la majorité des personnes LGBT préfèrent jouer un jeu ». Ainsi, dans les récits de vacances, le compagnon devient compagne et vice versa. « Ce choix est souvent source d'un mal-être profond » observe Philippe Orillac.

Deux fois plus de chance d'être au chômage

Le monde du travail, hostile aux homosexuels ? Deux études, publiées par des économistes de l'université d'Evry-Val d’Essonne, le suggèrent. La première, réalisée à partir de données de l'Insee recueillies sur quatorze ans, indique qu'une personne homosexuelle a deux fois plus de chance d'être au chômage que son homologue hétérosexuel. Cette probabilité est plus encore plus élevée que pour les personnes nées en Afrique et les seniors.

Pourtant, la discrimination à l'embauche n'explique pas tout. « Si les homosexuels sont plus exposés au chômage, c'est principalement la conséquence de parcours professionnels moins linéaires », détaille Thierry Laurent, co-auteur de l'étude avec son collègue Ferhat Mihoubi. «  Parce qu'il est plus  difficile pous eux de trouver l'entreprise où ils se sentent bien, dans laquelle ils savent que leurs opportunités de carrière ne seront équivalentes à celles de leurs collègues, ils changent plus souvent d'employeurs », avance l'économiste.  Plus enclin au turnover, les homosexuels pointeront plus souvent à Pôle emploi.

Les lesbiennes mieux payées

Ce diagnostic rejoint les conclusions d'une première étude, signée des mêmes auteurs : dans le public comme dans privé, les hommes gays sont moins bien payés, en moyenne de 6 % que leurs collègues hétérosexuels. « Cet écart est équivalent à l'inégalité  salariale entre les hommes et femmes », rappelle Thierry Laurent. Plus le salarié homosexuel est âgé et qualifié, plus cet écart est marqué. Paradoxalement, la situation s'inverse pour les femmes. « Une lesbienne gagne en moyenne 2% de plus que sa collègue hétérosexuelle », précise Thierry Laurent. Là encore, les clichés jouent à plein « en entreprise une femme homosexuelle est perçue comme plus carriériste, plus dynamique, plus disponible, en résumé un peu plus homme, selon le sens commun, donc mieux payées » constate le chercheur.

Longtemps aucune voix ne s'est élevée pour contester ces représentations. « Il y encore dix ans, la discrimination des homosexuels en entreprise n'était pas un sujet, se souvient Philippe Orilliac, notre première bataille consistait donc à démontrer qu'il y a avait un problème ». Aujourd'hui la plupart des grands groupes en sont conscients. Au sein de quelques grandes entreprises, des associations LGBT veillent au grain. C'est le cas chez Orange qui fait partie, aux côtés de Sodexo, d'Alcatel Lucent et de Casino, des premiers signataires de la « charte de l'engagement LGBT » rédigée par l'Autre Cercle et Accenture. Deux ans après son élaboration, le texte a recueilli la signature d'une vingtaine de groupes. Une prise de position encore compliquée à assumer. « Au moment des débats autour du mariage pour tous on a retrouvé, au sein de l'entreprise, les mêmes clivages qui divisaient la société » explique Laurent Depond,  responsable de diversité chez Orange. « En interne, le choix du groupe de mettre sur la table la question LGBT, est parfois incomprise voir contestée  », poursuit-il. Pour faire bouger les lignes, rien de tel que des coming out de poids, comme celui du PDG d'Apple début octobre aux Etats-Unis, « une très bonne nouvelle », pour Philippe Orillac qui désormais « attend un Tim Cook français ».

Pour aller plus loin :

 

  

16 novembre 2001 : les articles relatifs à la lutte contre les discriminations du code pénal (225-1 et 225-2) sont modifiés pour ajouter l’orientation sexuelle dans la liste des discriminations, aux côtés, notamment de l’origine, du sexe, les caractéristiques génétiques, ou encore, de l’état de grossesse. Désormais, un employeur refusant d’embaucher une personne en raison de son orientation sexuelle encourt jusqu’à trois ans de prison et 45.000 euros d’amende.

 

20 juin 2012 : les chercheurs Thierry Laurent et Ferhat Mihoubi communiquent les résultats de leurs analyses des 14  dernières enquêtes annuelles de l’Insee sur l’emploi, par l’intermédiaire du journal  Libération. Cette enquête démontre que les homosexuels sont plus touchés par le chômage que le reste de la population : 8,9% contre 2,4% de chômeurs hétéros.

Lien : http://www.liberation.fr/economie/2012/06/20/gays-la-dure-quete-de-l-emploi_828024

 

7 janver 2013 : neuf responsables de grandes entreprises françaises (Accenture France, Alcatel-Lucent France, Agence Régionale de Santé Ile-de-France, le groupe Casino, Eau de Paris, IBM France, le groupe Orange, Randstad France et Veolia Eau) signent pour la première fois la charte d’engagement LBGT élaborée par l’association « L’autre cercle ». Cet accord prévoit notamment. L’intégralité du texte est disponible ici.

Lien : http://www.slideshare.net/slideshow/embed_code/15920140#

 

25 mars 2013 : pour la première fois un conseil de prud’homme reconnaît une discrimination liée à l’orientation sexuelle. Il s’agit de la juridiction de La Roche-sur-Yon qui a tranché en faveur d’une salariée forcée à rompre son contrat de travail à la suite d’un harcèlement moral et de comportements homophobes dont elle était victime. Cette information est passée relativement inaperçue dans la presse, mais elle a été relayée par le Défenseur des droits dans sa lettre d’information de juin 2013. L’employeur a été condamnée à verser 38.000 euros de dommages et intérêts.

Lien : http://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/upload/news_entreprise_n5.pdf

 

30 octobre 2014 : Dans une lettre publiée sur le site Businessweek, Tim Cook, le PDG d’Apple, révèle son homosexualité. « J’en suis arrivé à comprendre que mon désir de vie privée m’a jusque-là empêché de faire quelque chose d’encore plus important (…) Je suis fier d’être gay. », explique-t-il au début du texte. Avant d’affirmer : « Être gay m’a permis de comprendre ce que signifiait faire partie d’une minorité et m’a ouvert une fenêtre sur les défis que les personnes appartenant à des minorités doivent relever tous les jours. Cela m’a rendu. » Le coming-out déclenche un petit séisme jusqu’ici: l’information a été reprise par la quasi-intégralité des sites d'information et journaux français entre le 30 et le 31 octobre.

Lien : http://www.businessweek.com/articles/2014-10-30/tim-cook-im-proud-to-be-gay

 

Jean-Marie Boutin est directeur des relations institutionnelles et responsable du programme LGBT d’Accenture en France. Depuis juin 2013, il travaille sur un plan d'action pour lutter contre les préjugés.

Quelle est votre action pour améliorer la place des homosexuels en entreprise ?

Notre mission c'est de faire en sorte que les salariés aient le choix de se dévoiler, d'être eux-mêmes, sans conséquences sur leurs relations de travail ou leur carrière. Cela passe par plusieurs leviers. D'abord le recrutement. Il y aurait entre 6 et 10 % de personnes LGBT dans la société,  nous voulons que ce ratio soit le même dans l'entreprise. Pour y parvenir, nous allons à la rencontre d'associations étudiantes LGBT pour leur présenter nos métiers. Le message que nous voulons leur faire passer est le suivant : chez nous votre orientation sexuelle n'est pas un sujet, elle ne sera donc pas une source de préoccupation. Ce message, nous nous attachons bien sûr à le faire passer en interne. Cela passe par des groupes de travail, un guide pratique à destination des managers, des spots de sensibilisation. On a aussi mis en place un dispositif d'  « alliés hétéros ». Sur le trombinoscope du groupe, chaque salarié peut apposer un drapeau arc-en-ciel, indiquant ainsi à ses collègues homosexuels qu'ils peuvent se dévoiler sans se mettre en danger. On supprime alors la crainte d'être jugé.

Quels sont les freins que vous rencontrez ?

Cette discrimination est compliquée à aborder, car son objet est peu visible. Contrairement au  sexe ou à la couleur de peau, que l'on ne peut cacher, l'orientation sexuelle relève de la vie privée. On est dans du déclaratif, ce qui rend les projets de sensibilisation plus difficiles et les actions de discriminations positives quasi impossibles. Or, notre objectif n'est évidemment pas de forcer les gens à se dévoiler. La deuxième difficulté à laquelle nous nous heurtons est liée à la première : il s'agit d'une grande méconnaissance de l'homosexualité. Chez Accenture, le cadre moyen ne fréquente pas de personnes homosexuelles tous les jours. Il n'a pas de culture LGBT. Par exemple, lors des réunions de sensibilisation, on se rend compte qu'un bon nombre de salarié ne connaissent pas le drapeau arc-en-ciel. Or la méconnaissance est un terrain fertile pour la propagation des clichés.

L'entreprise a-t-elle a y gagner ?

Oui. Un salarié qui n'est pas authentique, qui se sent mal au travail est moins performant. Toute l'énergie qu'il va dépenser à cacher son orientation sexuelle il ne la consacrera pas à son travail. La réflexion est certes très pragmatique mais elle peut constituer une motivation à agir.  C'est le cas chez Accenture qui déploie de gros moyens pour s'attaquer à ce sujet. Lorsque l'on m'a demandé de plancher sur un plan d'action en juin 2013, nous étions trois. Aujourd'hui nous sommes vingt. Notre credo c'est de tout mettre en oeuvre pour que l'entreprise ne se prive pas des bonnes personnes pour les mauvaises raisons

Journalistes : Laurène Daycard et Amélie Mougey